Dès les premiers pas dans l’exposition Don Quichotte au Mucem, une sensation particulière nous saisit. Celle de pénétrer dans l’univers d’un personnage à la fois fou et lumineux qui a traversé quatre siècles sans jamais perdre de sa pertinence.
Inaugurée le 15 octobre 2025, l’exposition est visible jusqu’au 30 mars 2026. Elle réunit plus de deux cents œuvres qui font dialoguer les époques et les formes artistiques autour de l’ingénieux hidalgo imaginé par Miguel de Cervantès en 1605.
Le parcours débute logiquement là où commence l’histoire du chevalier errant. Sa bibliothèque, reconstituée dans une atmosphère chaleureuse et tamisée, plonge immédiatement le visiteur dans l’univers livresque qui a précipité la folie du chevalier errant. C’est en effet à force de lectures excessives que ce gentilhomme de la Manche a perdu la raison, confondant les romans de chevalerie avec la réalité.

Un héros populaire réinterprété
L’exposition Don Quichotte, imaginée par les commissaires Aude Fanlo et Hélia Paukner, prend le parti original de revenir aux dimensions comiques et turbulentes de l’œuvre. Loin des lectures romantiques qui ont fait de lui une figure mélancolique, le musée marseillais célèbre ici le rire, la farce et l’absurde. « L’exposition a choisi le fou, le rire, et même le fou rire, pour célébrer cette icône de la littérature », explique Pierre-Olivier Costa, président du Mucem.
Cette approche se traduit dans une scénographie délibérément anachronique, à l’image du héros lui-même. L’Atelier Maciej Fiszer a conçu une scénographie s’inspirant du théâtre de tréteaux, avec ses voilages évocateurs qui brouillent les frontières entre réalité et illusion. Des croix ponctuent l’espace, comme autant de panneaux d’orientation, rappelant les errances du chevalier et de son écuyer, Sancho Panza.
Des prêts exceptionnels
Les œuvres présentées proviennent en grande partie des collections du Mucem, où l’on peut notamment voir Don Quichotte sur des lanternes magiques, des estampes et des cartes publicitaires. L’exposition bénéficie également d’une collaboration exceptionnelle avec la Bibliothèque nationale d’Espagne, ainsi que de prêts prestigieux en France et à l’étranger. Le musée Picasso de Barcelone, le musée d’Orsay, le Louvre et le musée Goya de Castres comptent parmi les institutions prêteuses.
Des réinterprétations du roman par des artistes majeurs côtoient des objets du quotidien. On y découvre des œuvres de Charles-Antoine Coypel, Honoré Daumier, Gustave Doré, Francisco de Goya, Salvador Dalí et Pablo Picasso. L’encre de Chine minimaliste de Picasso, datant de 1955, dialogue avec les gravures romantiques de Doré et les aquarelles surréalistes de Dalí.
Suivez toute l’actualité d’Essential Homme sur Google Actualités, sur notre chaîne WhatsApp, ou recevoir directement dans votre boîte mail avec Feeder.
Armures et casseroles
Le deuxième volet de l’exposition explore la panoplie bricolée du chevalier. Son armure de fortune, son heaume improvisé à partir d’un plat à barbe et sa lance rafistolée incarnent cette « ingéniosité » qui caractérise le personnage. « Il est lui-même à la ressemblance des signes. Long, maigre comme une lettre, il vient tout droit du bâillement des livres », écrivait Michel Foucault.
Le contraste entre le duo formé avec Sancho Panza est saisissant. Le maître longiligne déclame de grands discours ampoulés, tandis que l’écuyer trapu rétorque par des proverbes déformés. « Autant mourir le ventre plein », « Qui aime bien châtie bien », « La nuit, tous les chats sont gris » : Sancho enchaîne les sentences avec une sagesse populaire qui fait contrepoids à l’idéalisme délirant de son maître.
Les artistes ont su capturer cette complicité dans des œuvres variées. Albert Dubout propose une vision humoristique du duo, tandis que Quentin Blake livre un dessin à l’encre de Chine d’une grande tendresse. Ces représentations témoignent de la vitalité d’une iconographie qui s’est enrichie au fil des siècles.

Errances et illusions
La section consacrée aux exploits du chevalier est le cœur battant de l’exposition Don Quichotte au Mucem. L’épisode emblématique des moulins à vent, que le héros prend pour des géants, y occupe une place centrale. Les photographies de Michael Kenna, prises à Campo de Criptana, en Espagne, offrent une vision contemporaine et poétique de ces structures devenues légendaires.
« La grotte de Montesinos » est un dispositif audiovisuel immersif particulièrement réussi. La réalisatrice Claire Ananos y a créé un film diffusé sur trois murs qui donne à entendre le texte de Cervantès à travers une esthétique s’inspirant du proto-cinéma. Gravures anciennes, images imprimées et animations évoquent les lanternes magiques et les praxinoscopes. « Don Quichotte n’y traverse pas un monde réel, mais des paysages mentaux modelés par ses visions », explique la réalisatrice.
Les voix de Gilbert Traïna et Karine Laleu accompagnent ce voyage halluciné, tandis que la création sonore de Jules Quirin enveloppe le spectateur. Cette installation rappelle que Don Quichotte interroge notre rapport aux images et notre perception de la réalité, des thèmes particulièrement actuels à l’ère de l’intelligence artificielle.
Spectacles et réjouissances
La dernière partie de l’exposition explore la dimension théâtrale de l’œuvre. Cervantès adorait les comédiens ambulants et écrivait lui-même des intermèdes comiques joués entre les actes. Le roman regorge de scènes dans lesquelles le héros rencontre des acteurs costumés ou assiste à des spectacles de marionnettes.
L’épisode de maître Pierre illustre cette fascination pour l’illusion théâtrale. Emporté par la représentation donnée par un charlatan montreur de marionnettes, Don Quichotte attaque les figurines pour sauver les personnages. Cette fascination pour le spectacle a assuré le succès de l’œuvre sur les scènes du monde entier.
Des marionnettes anciennes côtoient des costumes de théâtre, des accessoires et des extraits de films. Orson Welles et Terry Gilliam ont tous deux tenté d’adapter le roman au cinéma, avec des fortunes diverses. Le film de Gilliam est même réputé maudit, tant sa production fut chaotique.

Résonances contemporaines
L’exposition « Don Quichotte – Histoire de fou, histoire d’en rire » du Mucem ne se limite pas à une célébration nostalgique du passé. Des artistes contemporains comme Abraham Poincheval réinterprètent en effet la figure du chevalier errant. En 2018, il a ainsi traversé la campagne bretonne en armure lors d’une performance filmée intitulée Le Chevalier errant, l’homme sans ici. Le montage inédit réalisé spécialement pour l’exposition avec Matthieu Verdeil constitue l’un des points forts de l’exposition.
Gérard Garouste a illustré l’édition du Don Quichotte des éditions Diane de Selliers de gouaches. L’artiste espagnole Pilar Albarracín propose, avec « Asnería », une installation qui revisite les symboles du roman. Ces regards actuels prouvent que le personnage continue d’inspirer les créateurs.
« Don Quichotte est une sorte de thérapie sociale », affirme Aude Fanlo. Ce personnage anticonformiste permet à la société de s’identifier à cette figure qui combat des moulins à vent, métaphore des luttes que nous menons face à l’adversité. Sa persévérance à défendre des utopies, malgré les échecs successifs, en fait le patron des causes nobles, même désespérées.
Une scénographie immersive
L’Atelier Maciej Fiszer a créé une scénographie qui fait écho au jeu entre réalité et illusion présent dans l’œuvre. Des voilages ponctuent le parcours et servent de support à la projection d’ombres et d’images évanescentes. Ces rideaux matérialisent le passage d’un univers à un autre, du visible à l’imaginaire.
Les supports en forme de croix qui jalonnent l’espace empruntent un vocabulaire hétérogène composé de tasseaux, de panneaux et de planches en bois. À la croisée des chemins, ces panneaux d’orientation évoquent les errances du duo au fil de leurs aventures. De généreuses reproductions agrandies ponctuent les salles, créant un voyage fantasmagorique et ludique.
L’éclairage joue un rôle essentiel dans cette mise en scène. Il crée des reliefs et des effets théâtraux qui transforment la visite en une expérience spectaculaire. La palette de couleurs multiples permet d’identifier clairement les différentes sections du parcours.
Héritage et postérité
L’exposition Don Quichotte du Mucem rappelle que le roman de Cervantès est le quatrième livre le plus vendu au monde. Depuis sa première publication en 1605, puis en 1615 pour la seconde partie, l’œuvre a connu d’innombrables éditions, traductions et adaptations. C’est également l’un des textes les plus mis en images, avec une première édition complète illustrée parue dès 1657.
Cette diffusion exceptionnelle s’explique par la richesse du personnage. Don Quichotte incarne à la fois le courage de défendre des idéaux impossibles et la lucidité désespérée face à un monde qui ne correspond pas à nos rêves. Sa folie visionnaire reflète l’inquiétude postmoderne face au monde factice des images.
Le héros de Cervantès continue d’irriguer la culture populaire. Des cartes postales du XIXe siècle aux bandes dessinées contemporaines, en passant par les chansons de Jacques Brel et les caricatures politiques, Don Quichotte est partout. La revue mensuelle « Don Quichotte. Tout est politique », lancée en 2000, témoigne de cette permanence.
Le personnage sert également d’emblème aux causes écologiques. Son combat légendaire contre les moulins à vent en fait aujourd’hui le héraut paradoxal de l’énergie éolienne. Cette récupération illustre la plasticité d’une figure qui peut incarner toutes les luttes, même contradictoires.
Dulcinée, l’amour introuvable
La quête amoureuse de Don Quichotte traverse l’exposition. Dulcinée du Toboso, cette princesse inaccessible à qui le chevalier dédie tous ses exploits, demeure une figure fantomatique. Elle serait une paysanne robuste qu’il aurait croisée un jour et transformée par son imagination délirante en dame de cour.
Les artistes ont représenté cette absence de multiples façons. Certains la représentent en train de graver des vers d’amour sur l’écorce des arbres, d’autres la peignent errant seul dans des paysages vides. Albert Dubout en propose une vision humoristique qui souligne l’écart entre l’idéal rêvé et la réalité prosaïque.
Cette tension entre l’imaginaire et le réel traverse toute l’œuvre de Cervantès. « Imagine plutôt que tout est invention, fable, mensonge et songe conté par des hommes éveillés, ou pour mieux dire, endormis », écrit l’auteur. Cette phrase pourrait servir d’épigraphe à l’exposition qui interroge notre rapport à la vérité et à la fiction.
Programmation culturelle
Le Mucem accompagne l’exposition d’une programmation riche. Le 16 octobre 2025, dans le cadre de la Semaine de la Pop Philosophie, une conférence intitulée « L’art de la complexité : Edgar Morin, Don Quichotte et nous » était proposée. Le week-end des 17 et 18 octobre était consacré à la santé mentale et à la création artistique, à l’occasion de la deuxième édition de « Bien dans ma tête ».
Le 4 décembre 2025, le musée présentera en avant-première marseillaise Je suis la nuit en plein midi de Gaspard Hirschi, un film qui transpose Don Quichotte et Sancho Panza dans le Marseille contemporain. Le 28 janvier 2026, une journée scientifique réunira artistes, écrivains, cinéastes et chercheurs pour questionner les enjeux actuels à travers le regard du héros visionnaire.
Des visites théâtralisées permettront aux enfants de 6 à 10 ans de partir sur les traces du chevalier errant. Le 22 octobre 2025, la compagnie espagnole La Máquina Real proposait des interludes marionnettiques en français, inspirés du théâtre musical El retablo de Maese Pedro.
Informations pratiques
L’exposition « Don Quichotte – Histoire de fou, histoire d’en rire » se tient au Mucem, bâtiment J4, du 15 octobre 2025 au 30 mars 2026. Le musée est ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10 h à 19 h jusqu’au 2 novembre, puis de 10 h à 18 h du 3 novembre au 30 mars.
Tarifs : billet Mucem à 11 euros (tarif réduit : 7,50 euros), billet famille à 18 euros pour deux adultes et cinq enfants au maximum. Réservation recommandée au 04 84 35 13 13 ou sur mucem.org.



