SHEIN débarque au BHV Marais : les dessous d’un grand bazar

L'arrivée du géant chinois SHEIN au BHV Marais provoque une onde de choc. Marques françaises, salariés et banques publiques désertent le grand magasin parisien. Frédéric Merlin défend mordicus son pari controversé.

Par
Duc Tran
Duc TRAN
Éditeur en chef
Après s'être formé en langues (anglais et vietnamien) et en économie internationale, Duc TRAN pivote vers le journalisme, porté par sa passion pour l'écriture. C'est une...
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L’annonce est tombée le 1er octobre 2025 comme une bombe dans le petit monde de la mode parisienne. Le BHV Marais, institution vieille de près de 170 ans, ouvre ses portes au géant chinois SHEIN

Dès le 5 novembre, la marque de fast fashion installera ses collections sur 1 200 mètres carrés au sixième étage du grand magasin. Une première mondiale pour cette plateforme qui n’a jamais disposé d’une boutique pérenne en France. Mais ce qui devait ressembler à un coup de maître se transforme rapidement en cauchemar pour Frédéric Merlin, le patron de 34 ans à la tête de la Société des Grands Magasins, propriétaire du BHV depuis novembre 2023.

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Une alliance qui divise

La réaction ne se fait pas attendre. En quelques heures, les réseaux sociaux s’enflamment. Des marques françaises claquent la porte du grand magasin parisien. A.P.C., Le Slip Français, Figaret, Maison Pechavy, Culture Vintage ou encore Talin annoncent leur retrait.

Pour Mathilde Lacombe, cofondatrice de la marque de cosmétiques Aime, la décision est claire. Selon elle, le BHV envoie un signal très négatif à l’ensemble du secteur en intégrant SHEIN. Armor-Lux et Cabaïa ont également rejoint la liste des déserteurs.

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Cette fronde dépasse le cadre des marques. Le 10 octobre 2025, les salariés du BHV Marais se mettent en grève. Une centaine d’employés manifestent au pied du magasin, rejoints par des élus de la mairie de Paris. Sophie, qui compte 26 ans d’ancienneté, ne mâche pas ses mots. Selon elle, cette collaboration ne correspond pas à l’image du magasin, alors que les équipes se sont impliquées dans des politiques RSE depuis des années.

Les arguments de Frédéric Merlin

Le jeune entrepreneur ne recule pas face à la tempête. Il défend son choix avec une conviction inébranlable. Il estime avoir négocié une exclusivité qui permettra de changer le modèle du BHV. Selon lui, SHEIN dispose d’un algorithme redoutable et d’une puissance marketing extraordinaire qui bénéficieront à l’ensemble du magasin. L’homme d’affaires rappelle que l’ADN du BHV a toujours été l’innovation et la recherche de marques tendance.

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Pour justifier cette alliance, il invoque l’histoire du grand magasin. Depuis sa création en 1856, le BHV oscille entre esthétique bourgeoise et volonté de toucher un public de masse. Le patron de la SGM veut faire du BHV un lieu de mixité sociale où l’on peut acheter des vis et des clous, mais aussi des sacs à main de grandes marques. Cette stratégie gagnant-gagnant doit permettre au mastodonte chinois d’obtenir un point de vente emblématique à Paris, tandis que la fréquentation du BHV devrait augmenter.

SHEIN se défend et contre-attaque

Quentin Baffat, le représentant de SHEIN en France, prend la parole pour défendre la marque. Il pointe du doigt la fermeture des commerces en centre-ville, un problème bien antérieur à l’arrivée de SHEIN en France, en 2018.

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Le développement des galeries commerciales et des enseignes telles que ZARA, H&M ou Primark a contribué à ce phénomène. Baffat évoque également un pop-up store organisé à Nice. Les commerçants des environs sont venus le remercier d’avoir dopé leur chiffre d’affaires.

Concernant la transparence, SHEIN affirme avoir contrôlé 70 % de ses fournisseurs en 2023 par le biais d’auditeurs externes. La marque emploie 18 000 ouvriers et nie l’existence de travail forcé. Quentin Baffat reconnaît néanmoins des points de vigilance et des aspects à améliorer.

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Un observateur du secteur rappelle que 77 % des textiles produits dans le monde viennent d’Asie, dont 70 % de la Chine. Si tous les acteurs ne se montrent pas irréprochables, d’autres marques comme Kiabi ou Decathlon devraient également être pointées du doigt.

SHEIN débarque au BHV Marais : les dessous d'un grand bazar
BHV Marais – © Photo : frlegros (Depositphotos)

Les critiques persistent

Les détracteurs de SHEIN ne désarment pas. Yann Rivoallan, président de la Fédération du prêt-à-porter féminin, dresse un réquisitoire sévère. Selon lui, la marque chinoise incarne l’un des pires modèles éthiques, moraux et écologiques de notre époque. Elle est accusée d’exploitation systémique des travailleurs, de production massive de vêtements en polyester, de pratiques commerciales trompeuses et d’utilisation abusive des données personnelles de ses clients. La liste des griefs est longue.

Pour certaines marques qui quittent le BHV, cette décision apparaît incohérente. Sarah Dupont, journaliste pour le média spécialisé The Good Goods, observe dans le quotidien Les Échos que la polémique a pris une ampleur inouïe en quelques heures. Les protestations se multiplient dans la filière française, notamment sur les réseaux sociaux. Le grand magasin parisien, incarnation d’un art de vivre et d’un certain idéal du commerce de proximité, a brouillé son propre récit en s’associant à un symbole de la fast fashion mondialisée.

Des difficultés financières s’accumulent

La polémique autour de SHEIN masque d’autres problèmes plus anciens. Selon la Fédération du prêt-à-porter féminin, le BHV doit 7 millions d’euros d’impayés. Éléonore Baudry, présidente de Figaret, déclare au quotidien Les Échos : « SHEIN, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. » Jusqu’alors, une certaine omerta régnait sur ces difficultés financières. Chacun essayait de négocier dans son coin pour récupérer les sommes dues. L’annonce du partenariat a permis aux langues de se délier.

Cédric Dhalluin, dirigeant d’EMDE présent au BHV depuis vingt-quatre ans, estime que le grand magasin lui doit 240 000 euros, toujours selon le quotidien économique Les Échos. Cette situation menace la trésorerie de son entreprise, qui a frôlé la cessation de paiements fin août. Certains se demandent si le buzz créé par Shein ne vise pas à dissimuler ces impayés. Frédéric Merlin reconnaît des difficultés structurelles, mais affirme que tout le monde sera payé. Il rappelle avoir investi 58 millions d’euros dans le capital du BHV, ce qui devrait permettre d’absorber au moins quatre années de pertes.

Le retrait de la Banque des territoires

L’Union du grand commerce de centre-ville a exclu à l’unanimité la SGM de ses rangs. Plus problématique encore, la Banque des territoires, filiale de la Caisse des dépôts et consignations, a annoncé la fin des négociations en vue du rachat conjoint des murs du BHV, encore détenus par les Galeries Lafayette. Ce projet devait permettre de créer une foncière pour reprendre ces actifs, estimés à 300 millions d’euros. Pour la banque publique, l’arrivée de Shein ne respecte pas ses valeurs et constitue une rupture de confiance entre les deux parties.

Frédéric Merlin considère ce retrait comme un simple contretemps. Il est convaincu de pouvoir mener l’opération à bien. Cette décision pourrait néanmoins compliquer l’arrivée d’autres investisseurs pour boucler le projet. Le BHV tient en équilibre sur le fil ténu qui sépare parfois le coup de génie de la fuite en avant. Les Galeries Lafayette, qui ont vendu le BHV en 2023 après des années de pertes, ont exprimé leur profond désaccord avec ce partenariat.

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Une transformation contestée

Le jeune patron veut en effet transformer le BHV en profondeur. Sa stratégie consiste à attirer des enseignes attractives tout en développant l’identité du magasin autour du bricolage, de la décoration, de l’art, des loisirs et de la culture. Frédéric Merlin souhaite capitaliser sur une clientèle locale qui représente déjà 85 % du chiffre d’affaires. Il refuse de faire du BHV un énième grand magasin de luxe. Il prévoit également d’augmenter l’offre de restauration avec la création d’un marché alimentaire et l’installation d’une salle de sport.

Cette vision d’un BHV transformé en centre commercial nouvelle génération divise. Lorsque Frédéric Merlin a pris les rênes en novembre 2023, le magasin avait enregistré une perte de 15 millions d’euros sur son dernier exercice. Pour redresser la barre, l’entrepreneur a changé de cap radicalement. Il multiplie les initiatives tous azimuts. Il est capable de sauter dans un avion pour Los Angeles, de conclure un accord rocambolesque, puis de reconfigurer l’offre de ses magasins en province.

Un parcours fulgurant

Né à Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise, au sein d’une famille de la classe moyenne, il a gravi les échelons à force de travail acharné. Son ascension ressemble à une série Netflix visionnée à vitesse accélérée. Parti d’un prêt étudiant de 15 000 euros et d’un simple BTS en immobilier, il se retrouve aujourd’hui à la tête d’un patrimoine estimé à 650 millions d’euros. Le magazine Challenges le classe à la 207^e place des fortunes de France. Moins de dix ans après sa création, la SGM exploite le BHV, onze centres commerciaux et sept magasins Galeries Lafayette en province.

Nicolas Sarkozy a pris Frédéric Merlin sous son aile, au point d’en faire son poulain. En juin dernier, l’ancien président donnait une master class remarquée sur le toit-terrasse du BHV, devant un parterre de banquiers. Une grande opération de communication destinée à rassurer un milieu intrigué par cette réussite entrepreneuriale aussi fulgurante que fulgurante. En 2024, le chiffre d’affaires de la SGM atteint 430 millions d’euros. Mais ses détracteurs préfèrent parler de méthodes de cow-boy plutôt que de culot.

L’héritage menacé

Ouvert en 1856, soit quatre ans seulement après le Bon Marché, le BHV est l’un des plus anciens commerces de Paris. Sa création est l’œuvre de François-Xavier Ruel, un bimbelotier monté depuis Lyon pour y installer un comptoir de bonneterie. La légende raconte que l’impératrice Eugénie y aurait frôlé la mort lorsque les chevaux de son attelage se seraient emballés. Dans un acte de bravoure, Ruel se précipita pour maîtriser la situation. Impressionnée, l’impératrice lui aurait remis une somme rondelette qui aurait servi à fonder un bazar à la mode persane.

Le BHV a fait partie des pionniers de la révolution commerciale que représente la naissance des grands magasins. Vincent Chabault, professeur de sociologie à l’université Gustave-Eiffel et auteur de Sociologie du commerce, rappelle que le magasin proposait des articles de textile, de beauté, de décoration, puis de bricolage.

Chef-d’œuvre architectural de style Art nouveau, l’édifice a été plusieurs fois rénové et agrandi pour devenir un temple de la consommation. Le BHV est resté le premier établissement parisien à proposer des articles étiquetés et vendus à des prix fixes et suffisamment bas pour attirer une clientèle large.

Un positionnement double, problématique

Alors que la concurrence, avec notamment la Samaritaine et le Bon Marché, s’orientait vers le luxe, l’ADN du Bazar oscillait dès ses débuts entre esthétique bourgeoise et volonté de toucher un public de masse. Ce double positionnement est devenu problématique avec le temps, et de moins en moins rentable. À l’âge d’or a succédé une période de flottement. En 1989, après avoir quitté la famille de son fondateur, le BHV est racheté par les Nouvelles Galeries. Deux ans plus tard, le groupe Galeries Lafayette le rachète.

Entre-temps, le grand magasin a loupé le train de la modernité et a vu ses allées se vider. Au fil des décennies, le BHV s’est distingué par ses innovations. Dès sa création, il a associé mode et arts ménagers pour proposer à sa clientèle tout le confort de la vie moderne.

Dans les années 1920, il se démarque lors des salons des Arts ménagers. La TSF, le vélo, les premiers appareils photo et l’électroménager font alors leur entrée dans les foyers français. Le tout est rendu accessible par le crédit à la consommation dans les années 1950, puis par le service après-vente à domicile dans les années 1970.

Une réputation écornée

À l’ère du numérique, la réputation est devenue l’actif le plus stratégique et le plus vulnérable des entreprises. Elle conditionne la confiance, la désirabilité, l’attractivité et la performance. Les réseaux sociaux ont libéré la parole du public et imposé une transparence totale. Le discours des marques cohabite désormais avec celui de milliers d’autres voix, souvent plus audibles et plus crédibles. Le public n’a pas seulement jugé un choix commercial du BHV, il a également sanctionné une dissonance entre les valeurs affichées et les actes du groupe.

Ce qui devait être un vent de modernité s’est transformé en tempête. En s’associant à une marque symbole de la fast fashion mondialisée, le BHV a brouillé son propre récit. SHEIN cristallise les critiques adressées à un modèle de consommation contesté.

Production à bas coût, conditions de travail opaques, empreinte écologique colossale, plagiats récurrents… La marque chinoise n’est pas neutre. Ce n’est pas l’image du BHV qui a vacillé, mais sa réputation, cet écart subtil mais décisif entre l’image que la marque veut donner d’elle-même et la perception qu’en ont les autres.

L’avenir en suspens

Le boycott mené par des personnalités comme Mathilde Lacombe témoigne d’une montée en puissance de la slow fashion face à l’ultra fast fashion, un marché valorisé à 150 milliards de dollars. Les marques françaises dénoncent l’impact écologique et social de SHEIN, même si leur départ du BHV représente des pertes économiques. Cette grogne collective montre que les enjeux de responsabilité sociale et environnementale priment sur les considérations purement commerciales. Frédéric Merlin reste bien décidé à offrir un avenir prometteur au mythique BHV.

Le grand magasin parisien vit un moment charnière de son histoire. Entre tradition et modernité, entre positionnement populaire et quête de prestige, le BHV cherche sa voie dans un paysage commercial bouleversé. L’arrivée de SHEIN est un pari risqué qui pourrait s’avérer payant ou catastrophique, selon l’évolution de la situation. Les prochaines semaines diront si Frédéric Merlin a eu raison de bousculer les codes ou s’il a signé l’arrêt de mort d’une institution parisienne.

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